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Pour l'exemple du non-disciplinaire

Seconde cinq
Nicolas Chartoire

"Jamais il ne revit Molly" (William Gibson, Neuromancien)


Durant la décennie 1990, la chaîne de télévision La Cinq a cessé d'émettre. À cette époque, la télévision était diffusée en utilisant les ondes radios et un encodage de type analogique (par opposition à numérique). Un organisme d'état, dans le pays où je vivais, attribuait des "canaux", qui étaient les subdivisions des plages de fréquence, un canal était alloué à une chaîne. Le canal de La Cinq a été assez vite ré-attribué, à la chaîne germanophone et francophone Arte. Cela permettait, entre autre, de commencer à regarder Arte en conservant le réglage des stations, et la mise en mémoire de celui-ci, qui permettait autrefois de regarder La Cinq. En ces temps, régler un emplacement mémoire pour une chaîne pouvait impliquer de manipuler une petite molette, longtemps, jusqu’à ce que l'on ait trouvé un signal.

Peu après, j'ai plié mon parachute et je me suis mis en marche. Je venais de toucher terre en un non-lieu, la seconde cinq.

Mon arrivée là bas, basiquement, fût une procession, une longue colonne de marcheurs, concentrée sur un chemin étroit. Nous étions plusieurs centaines. Le chemin ne faisait pas cinq mètres de large, pour sa partie bétonnée. Il fallait que tout fût fait en quelques minutes.

Nous marchions donc, et nous vîmes et franchîmes un seuil. À droite se trouvait des bâtiments dont la fonction était la pratique du sport. À gauche, un mur, donnant sur une propriété privée.

Il n'y avait pas de porte. Pas de grille. Pas de fouille. Pas de contrôle, à la frontière. Mais nous savions que nous étions entrés.

L'étape suivante consistait à aller chercher son nom sur une liste, imprimée, avec une imprimante. Elle nous disait où, de manière un peu plus fine, nous avions atterri. Pour moi ce fût la seconde cinq.

Il y avait Nadir. Il y avait Sarah. Il y avait Jean-Michel. Il y avait Christophe. Il y avait Fabien. Il y avait Aurélien, Mallory, Éric, Catherine, Marie-Pierre, Amar, Régine, Lionel... Natacha. Je ne veux pas suggérer une gradation, pardonnez-moi, vous que je n'évoque ici que par cette phrase, si vous prenez ombrage du fait que je n'écris votre nom.

Nous étions ZEP. La zone. Éducation vendue au public comme prioritaire. Une catégorisation qui, à l'époque, était une condamnation. Condamnation à plus d'obstacles, plus de douleur, et plus de travail, pour parvenir à un résultat moindre.

J'ai pris conscience de notre petite importance à l'occasion du concours. Il y avait des concours. Celui de lettre, évidement, les filières littéraires souhaitaient s'y illustrer. On choisissait des options, pour la seconde, qui déterminaient les possibilité futures. Mes options me destinaient à la technique ou la science. Mes options étaient Technologie des Systèmes Automatisés et Biologie. Mes langues vivantes, l'allemand, et l'anglais.

Le concours, donc. Il s'agissait d'écrire. Nadir et Sarah figuraient dans le peloton de tête de la section poésie. Je ne me souviens pas exactement, est-ce Sarah qui fût première, et Nadir deuxième ? Le poème de Sarah évoquait la guerre des fleurs, les conquistadors, l'injustice. Le poème de Nadir évoquait des lampadaires, un enracinement.

J'ai gagné le prix de nouvelle. J'avais décalqué et le style, et les thèmes, de Poe et Lovecraft, à la lumière de la vie de Keith Moon et des mots de Kurt Cobain, "j'écris ceci depuis ce trou au fond de mon estomac malade". La nouvelle parlait d'un type. Il avait un ver en lui. Un parasite, qui le contrôlait parfois. Il se réveillait amnésique, prostré dans les labours d'un champ, au milieu de la nuit.

Le lycée, lui, s'appelait La Pleïade, une référence à un groupe qui écrivit, il y a longtemps.

(2012, 27 décembre)
Publication originale : 27 décembre 2012 12h25 UTC+1
Republication sur site-de-retour : mercredi 23 août 2023, 00h13 UTC+2